Début avril 2022, j’ai participé à un événement intitulé Les Mains baladeuses. Comme son titre peut le laisser deviner, cet événement organisé par le collectif créatif lyonnais Les Mains invitait les créateurices à s’inspirer du corps, de la nudité, de la sensualité et de la sexualité pour leurs créations.
Réunissant cette année pour sa second édition une vingtaine d’artisanes, nos créations ont été vendues dans une boutique éphémère en plein cœur de Lyon du 8 au 17 avril, et elles le sont actuellement sur le site du collectif Les Mains, et ce jusqu’au 8 mai (avec livraison dans toute la France ! ?).
Pour l’occasion, j’ai crée en exclusivité des linogravures représentant des roses dont le cœur se mue en vulve ou en pénis, et des broderies décoratives représentant des seins (tétons et aréoles). Voilà pour le contexte.
Une chute de visibilité assez nette
Début avril, j’ai donc commencé à communiquer autour de ma participation à cet événement, et à vous présenter sur Instagram les créations qui y seraient vendues, qu’il s’agisse de créations déjà au catalogue de L’Amour des trois agrumes, ou des nouveautés réalisées en exclusivité pour l’événement.
Dans mes posts, il y avait des mots comme « vulve », « pénis », « clitoris », « tétons »… Et je crois bien qu’Insta n’a pas aimé. J’ai observé une perte en visibilité très nette, tant en posts qu’en stories (et pourtant ce n’est pas faute d’y avoir affiché mon chat – et on sait l’amour qu’internet porte aux chats !).
Ruser, tricher, contourner, pour continuer à parler des corps
Moi, ce qui m’anime, c’est de parler des corps. Et plus particulièrement des corps qu’on ne montre/voit pas souvent. Ceux qu’on juge trop gros, laids, indésirables… La plupart du temps, en plus, je les dessine nus.
Ou alors je m’attèle à lever les tabous qui entourent encore certaines parties de notre corps (comme avec le kit de broderie Le Clitoris fleuri, par exemple).
Et ça, ça ne plait pas toujours aux algorithmes. Alors depuis je censure, je triche, je contourne, je ruse… Je remplace des lettres au sein des mots avec des symboles qui leur ressemblent, en espérant tromper l’algorithme. Vulve est devenu « vµlve », pénis est devenu « p€nis », clitoris est devenu « clitor!s », et tétons, « t€tons ».
Mais ça craint. Ça craint, parce que mon travail n’est pas obscène. Il est respectueux, poétique, doux, métaphorique… Il vous fait du bien, vous me le dites souvent. Je sais qu’il est important, empouvoirant. Alors j’ai envie de le partager avec le plus de personnes possibles. D’aider à faire changer les regards : celui que l’on porte sur notre propre corps, celui qu’on projette sur les autres… Et ça, je ne peux pas le faire dans l’ombre.
Et je ne vous parle même pas des moments où je censure une création dès sa création, justement, notamment en ce qui concerne la nudité, par peur des conséquences qui pourraient survenir lorsque j’aurai besoin de vous la présenter sur les réseaux sociaux. Non parce que bon, la montrer floutée, on est d’accord que ça n’aurait pas de sens ?!
Ma visibilité, c’est la pérennité de mon entreprise.
Qui dit entreprise, dit chiffre d’affaire, revenus, bénéfices, stabilité financière… Pour continuer à créer et contribuer à rendre notre monde plus inclusif, je dois pouvoir garantir la pérennité de mon entreprise. Ce qui passe par générer un nombre de commandes suffisant pour assurer le fonctionnement de mon entreprise et me verser un salaire qui me permette de vivre comme je le souhaite (soit dit en passant : on n’y est pas encore, mais on y travaille !), et de travailler à temps plein pour mon entreprise.
Et pour cela, j’ai besoin de faire connaître mon travail. Ma visibilité, c’est la base de la pérennité de mon entreprise. Si un algorithme change du jour au lendemain ou décide de me censurer pour des raisons sexistes, patriarcales, validistes, grossophobes… C’est totalement injuste, mais je ne peux pas y faire grande chose. Je suis une minuscule molécule d’eau dans l’océan qu’est Instagram, et si je m’évapore, ça ne lui fera ni chaud ni froid.
Le dilemme de l’auto-censure versus l’accessibilité
Tricher sur l’orthographe des mots pour contourner l’algorithme et espérer ainsi échapper au shadowban*, ça craint pour une autre raison. Une raison qu’on oublie souvent, nous les créateurices de contenu… Cette raison, c’est l’accessibilité de nos contenus.
Il y a quelques mois, je me suis retrouvée à côtoyer de près le handicap (il n’y a pas UN handicap, évidemment, c’est une façon de parler, mais je ne suis pas encore prête à entrer dans les détails). J’ai alors commencé à lire, beaucoup, sur la question des handicaps visibles et invisibles, des maladies chroniques et du validisme. Et j’ai commencé tout doucement à me questionner sur l’accessibilité de mon travail (notamment grâce aux contenus géniaux de Jojo @bleurenardstudio sur Instagram).
En tant que créateurices de contenu, lorsque nous ne veillons pas à faire des efforts en matière d’accessibilité, alors nos contenus sont forcément inaudibles, inaccessibles, impossibles à lire, à écouter, à voir, à comprendre… pour une partie de la population. Et cette censure-là, c’est nous qui la créons.
J’insiste bien : ce n’est pas la faute ni la responsabilité de la personne handicapée et/ou malade si elle n’a pas accès à notre contenu. C’est notre responsabilité. Pourtant, on y pense rarement… La faute au validisme de notre société et à notre propre validisme intériorisé.
Le validisme (ou capacitisme), c’est l’oppression systémique qui s’exerce sur les personnes handicapées (et/ou malades chroniques). Cela peut prendre la forme de discriminations (à l’embauche, par exemple), de préjugés, et plus globalement, cela regroupe toutes les actions défavorables, négatives, violentes, irrespectueuses ou « tout simplement » négligentes et non-inclusives que l’on fait subir aux personnes handicapées, consciemment ou non.
Le validisme, c’est ce qui fait que YouTube n’a pas de scrupules à supprimer l’outil de sous-titrage communautaire, privant ainsi de nombreuses personnes sourdes et malentendantes de l’accès aux vidéos. C’est ce qui fait que de nombreuses personnes ne veillent pas à systématiquement proposer des transcriptions écrites de leur podcast. C’est ce qui fait qu’on ne fait pas toujours attention à utiliser des couleurs assez contrastantes pour nos textes et une taille de police suffisante pour rendre leur lecture accessibles aux personnes qui présentent des troubles visuels, ou des difficultés de lecture. C’est ce qui fait qu’on ne pense pas à ajouter une description de l’image et un texte alternatif à nos posts. C’est ce qui fait que la création d’outils qui pourraient faciliter l’accessibilité des contenus n’est jamais une priorité (sous-titres automatiques des stories, versions noir et blanc facilement générées, synthèse vocale intégrée…)
Quand je remplace le mot “vulve” par l’enchainement de lettres « vµlve », je rends la lecture du mot très difficile pour les personnes qui ont des difficultés de lecture ou des troubles de la vision, et je rends impossible sa lecture à voix haute par les logiciels de text-to-speech (synthèse vocale) utilisés par les personnes aveugles. Lorsque je rechigne à utiliser le mot “pénis” dans le texte alternatif de l’image de mon post, de peur qu’Instagram le détecte là aussi et censure mon post, je rends la description de ma création beaucoup plus abstraite et ambigüe, et je prive ainsi les personnes aveugles de l’opportunité de se représenter mon travail.
Je suis donc prise dans un dilemme : est-ce que j’auto-censure mon post pour échapper à la censure d’Instagram, et ce faisant, je le censure encore plus pour les personnes handicapées, voire je leur rends inaccessible ? Ou est-ce que rends mon post le plus accessible possible en utilisant tous les outils mis à ma disposition, au risque de le voir censurer par Instagram…
* Shadowban : le « shadowban » (qu’on pourrait traduire en français par « bannissement dans l’ombre ») serait une technique de modération appliquée par Instagram lorsque celui-ci détecte une activité qu’il juge anormale en provenance d’un compte. Si le réseau social n’a jamais confirmé l’existence de cette méthode, de nombreux·ses utilisateurs et utilisatrices témoignent pourtant d’en avoir subi les effets. Et par « effets », on entend : une chute drastique de la visibilité des contenus mis en ligne (la « portée » des publications), les publications qui n’apparaissent pas dans la liste des posts récents liés aux hashtag utilisés, le compte qui n’apparait plus lorsqu’on tape le pseudo dans la barre de recherche (y compris parfois auprès de leurs followers)… Ce qui est très pénible. D’autant que vous n’avez jamais de notification officielle lorsque cela vous arrive, pas plus qu’il n’y a de recours ou de méthode permettant à coup sûr d’en sortir (si ce n’est d’attendre que ça passe). Coup dur.
Conclusion : l’auto-censure est-elle vraiment préférable à la censure automatique ?
Je ne suis pas sure qu’il y ait UNE bonne réponse à cette question. Comme de nombreux·ses créateurices de contenu, je vis avec la peur au ventre (vous ai-je déjà dit que j’avais un trouble anxieux généralisé ? Ahah ?) de voir Instagram – mais c’est valable aussi pour Facebook, YouTube… – censurer mes contenus, voire même supprimer mon compte. Ce dont mon entreprise ne se remettrait peut-être pas.
C’est pour cela que je suis très attachée à ce blog, d’ailleurs. Car même si les blogs sont beaucoup moins populaires qu’il y a 10-15 ans, même si les contenus courts sont beaucoup plus consommés, la (sur)vie de mon blog ne dépend pas d’une entreprise tierce. Sur mon blog, je suis la seule responsable éditoriale du contenu que j’y poste et j’ai toutes les libertés (dans le respect de la loi, bien sûr).
Mais je pense aussi qu’on a collectivement tort d’accepter de jouer le jeu absurde et capitaliste des réseaux sociaux au détriment de personnes réelles qui sont déjà très exclues du monde physique.
Entre auto-censure et censure automatique, j’ai l’impression de danser sur une corniche très fine… Et parfois, j’ai envie de tout brûler.
Cet article a 4 commentaires
Tu abordes plein de questions très intéressantes dans ton article, merci Emma.
Personnellement j’ajoute aussi du texte alternatif à mes photos insta, mais je ne sais même pas si je m’y prends bien.
Ensuite, je nous sens prisonnier de ce système où on a besoin des RS pour faire vivre nos entreprises et en même temps ils ont une loi (de censure) dont on ne connaît pas les règles et que l’on subit ?
C’est sûr que moi avec mes ptits fruits ou mes ptits livres, je ne suis pas loin du pouvoir des chat sur internet ? et beaucoup moins embêtée que toi sur le contenu.
Courage, force et honneur et continue ton blog ? tu es très agréable à lire !
Merci beaucoup Marie pour ton commentaire ! (je prends enfin le temps d’y répondre ^^’ )
C’est pas évident de comprendre comment utiliser le texte alternatif, la description/retranscription des images, veiller aux contrastes, à ne pas créer d’inconforts visuels… j’espère vraiment que ces questions vont devenir de plus en plus présentes et importantes et qu’on sera de plus en plus (in)formé·e·s. Ce n’est pas impossible en plus qu’un jour, même les sites des entreprises privées comme les nôtres doivent obligatoirement remplir un certain nombre de conditions en terme d’accessibilité… et ce serait normal finalement !
Je suis tellement d’accord avec toi ! Bon, j’ai vu un Reel quelque part où la personne disait qu’on avait quand même bien de la chance car l’utilisation des RS était gratuite, alors qu’avant il fallait payer des campagnes de pubs, de distribution de catalogues… aujourd’hui n’importe quelle entreprise peut faire sa pub gratuitement (hormis le temps passé), c’est vrai. Cela dit, avant, on signait des contrats avec les prestataires qui s’occupaient des campagnes marketing, donc les missions et le cadre étaient clairement définis. Et on avait des moyens de se plaindre si le travail n’était pas effectué correctement.
Merci pour ton retour en tout cas, et bonne lecture des futurs articles !
oh là là je tombe sur votre post et merci qu’est ce qu’il me fait du bien… merci à vous ! il soulève vraiment bcp de problématiques rencontrées en tant que photographe publiant bcp de mes créations artistiques, des corps, des tétons visibles (ouhlala) des corps de femmes en postpartum, ou enceinte, ou juste des parties visibles joliment photographiés rien de pornographique ni de vulgaire… bref, je vis ce que vous expliquez si bien le shadowban (on ne like plus mes posts, ils sont passés aux oubliettes, ils ne sont même pas publiés dans le feed de mes abonnés, et parfois même on tape mon pseudo et on ne me trouve pas…)
bref ! l’enfer quand même cet algorithme, je ne sais que faire, si ce n’est attendre que mon compte ferme pour rediriger tout le monde sur un nouveau compte privé (?) je ne sais pas si cela serait ok, j’avais été victime aussi d’un algorithme piratage l’an dernier poussant mes abonnés de 4 000 à 40K, et c’est redescendu depuis 6 -8 mois à 15K en m’amenant pas mal de marques et de visibilité tout de même (des abonnements utiles moi qui suit autour du bébé et de la femme enceinte…) enfin voilà, de passage sur votre blog, j’y découvre vos jolies créa bravo à vous !
Merci pour votre commentaire Alice !
En tant que photographe, j’imagine bien combien cela peut-être encore plus compliqué et épuisant d’essayer de passer entre les mailles du filet de l’algorithme… J’espère vraiment que les choses s’amélioreront car nous avons besoin de ces représentations !